Un temps favorable ? — Manrèse, centre spirituel jésuite en Ile-de-France

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Un temps favorable ?

C’était à des années-lumière d’aujourd’hui – avant le confinement. Le 26 février dernier, dans la liturgie du mercredi des cendres, ont retenti ces paroles : Et maintenant, revenez à moi de tout votre cœur, déchirez votre cœur, non pas vos vêtements (Joël 2, 12-13), mais aussi : Au moment favorable je t’ai exaucé, au jour du salut je t’ai secouru. Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut (2 Corinthiens)
A l’issue des quarante jours de carême, nous pouvons nous demander en quoi ce temps, si rude, si étrange, a été aussi un moment favorable ? Et ainsi nous rendre attentifs à ce qui nous manque le plus, et à ce que cela révèle, comme bons attachements et mauvaises servitudes. A ce que cela permet à Dieu d’accomplir dans nos vies.
Les jésuites de Manrèse ont, chacun, essayé de répondre brièvement. Cela vous permettra de percevoir quelque chose de notre communauté jésuite. Invitation aussi à vous livrer à l’exercice à votre tour.

 

P. Jérôme Guingand. « Voici maintenant le moment favorable ! » (2 Corinthiens 6, 2). C’est ainsi qu’on présente le carême. Mais avec la pandémie et le confinement à six jésuites restant à Manrèse, qu’est-ce qu’il y a de favorable ?  Rien d’autre que ce que bien des gens peuvent vivre. D’abord, une plus grande communion avec les malades, les mourants et les soignants : ces réalités banales de la vie prennent du relief dans mon cœur et ma prière. Ensuite, un peu plus de silence et de solitude, même si le travail à distance par internet ne manquait pas. Aurais-je trouvé ainsi le temps sans le confinement ? Enfin, une attention plus grande à mes proches, surtout mes compagnons de communauté et de confinement. Car le confinement oblige à dépasser rapidement les petites querelles, les méprises, les agacements et à tout faire pour être facteur de paix : sinon, cela deviendrait invivable. Que l’Esprit Saint continue de labourer nos cœurs après ce carême et dans le temps d’après.

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P. Clément Nguyen. Le 26 février, le front marqué du signe de croix, nous entendions : « Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle. » La Bonne Nouvelle du Mercredi des Cendres nous interpellait : « faites l’aumône… priez… jeûnez… » Ces mots me sont tellement familiers. Pourtant, l’irruption de l’épidémie dans le temps de carême leur donne un poids inédit. Chacun de ces gestes rejoint mon quotidien, et perd son caractère extraordinaire, parce que c’est la vie-même qui devient extraordinaire. C’est normal de s’entraider pour que l’épreuve soit moins lourde pour chacun. Prier est un besoin vital : prier le Père avec Celui qui a vaincu la grande épreuve. La privation est participation au bien-être de tous. Par la force des choses, l’aumône, la prière et le jeûne se font « dans le secret », c’est-à-dire dans le sens profond que cachent ces mots : la fraternité. Humblement, dans les événements, laissons l’Esprit nous emmener là où nous ne voudrions pas aller, là où pourtant le Ressuscité nous fait signe.

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P. Jean-Jacques Guillemot. Nous voici, depuis le début du confinement, dans une nouvelle dimension de l’espace et du temps – ou plutôt de l’espace-temps. Alors que bien souvent l’espace est un champ d’activités plus ou moins attractives à parcourir ( les choses à faire …), nous sommes à présent contraints à la stabilité. Il ne s’agit plus à présent de s’agiter, ni de changer pour changer mais bien d’apprendre à « demeurer ». Voilà un défi important : durant quelques semaines ou plus, apprendre à demeurer … dans un monde où règne l’instabilité tant sur le plan intellectuel qu’affectif, professionnel ou familial.
Limiter les relations oblige en fin de compte à vivre avec soi plus qu’à l’ordinaire. Sortir de la logique de la course permanente est le chemin pour se retrouver et retrouver ses proches.
C’est bien notre paysage intérieur qui se modifie … Et je m’interroge sur ma manière de vivre : Est-ce que je ne me laisse pas absorber ? Est-ce que je ne me laisse pas prendre au jeu des tâches à accomplir, des rôles à jouer ? Est-ce que je ne me prends pas au sérieux par moments ?
Si l’on accepte de durer ainsi dans le temps, de rester en silence, une paix advient et monte du plus profond de soi … A condition évidemment de ne pas fuir sur les réseaux sociaux.
C’est étonnant que cette épidémie, et la crise qu’elle provoque, advienne au moment du Carême. C’est en fait la première fois que nous vivons un véritable Carême, en quarantaine. Nous devons alors nous rappeler que l’essentiel de notre existence ne réside pas dans ce que nous faisons, dans les responsabilités que nous exerçons, mais bien dans ce que nous sommes en fait au plus profond de nous-mêmes.
C’est bien par cette porte de l’intériorité que nous allons vers Dieu. Ou plutôt nous voyons et croyons qu’Il vient vers nous par cet espace-là, par ce chemin.

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P. Jean-Noël Audras. Habitant mon lieu de travail, souvent en équipe, mon temps est surtout celui de l’action sur place. … Même le rythme liturgique m’englobe plus qu’il ne me sollicite. Je suis donc entraîné dans le temps. Il y eut, il y a la déferlante, le COVID-19. Je retiens de cette période un changement : plutôt réticent à l’usage du téléphone pour la conversation, j’envisageais mal qu’il puisse convenir à l’échange de silence, de parole et d’écoute qui constitue l’accompagnement. C’est vrai : comment savoir si l’autre en s’arrêtant de parler me donne la parole ou a seulement besoin du temps de la respiration intérieure pour continuer lui-même ? Il y a quelque chose d’un peu inquiétant dans le silence au téléphone : Allo ? Allo ? tu es toujours là ? je ne t’entends plus … Et bien, j’ai fait la bonne expérience de l’écoute encore plus tranquille au téléphone, où il faut se taire un peu plus et l’autre se dit … Est venue, la Semaine sainte : là je suis saisi et c’est fort. Heureuse semaine à consacrer bien plus à l’essentiel !

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P. Paul Legavre. Au début, ce qui m’a le plus dérangé, éprouvé, c’était le silence, un silence étrange, dans la maison vide – ce n’était pas le silence habituel de notre vie, habité par l’intériorité de celles et ceux qui cherchent Dieu à Manrèse. Le désert de Manrèse, perçu autrement. Ce lieu, consacré à la recherche de Dieu, devenait un désert d’absence. Et puis, ces 300 personnes qui devaient venir pendant le Carême, j’apprends, avec les cinq autres jésuites confinés, à les intégrer dans la prière liturgique, à les confier à Dieu d’une manière neuve.
La présence corporelle des autres me manque, j’aspire à revoir les familles aimées, dans une liberté de mouvement retrouvée. J’aimerais goûter désormais plus profondément la vie qui se donne dans les rencontres. Je me surprends à demander des nouvelles de personnes avec qui je n’ai pas été en relation depuis quelques années.
Ce temps se révèle favorable à une intimité plus grande avec Dieu, dans l’attention au travail intérieur de la Parole. Plus de profondeur, davantage de compassion pour les personnes éprouvées.

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P. Laurent Gallois. Bientôt quatre semaines de confinement. La communauté jésuite veille au Centre Manrèse, plus silencieux que jamais. Elle y vit un carême sans retraitants qui viennent et vont, déambulent ou prient dans le petit parc privé, derrière la Villa. Plus de présence humaine dans ce parc, mais des oiseaux s’y animent, chantent, volètent ; ils en ont pris possession.
Quand je vais m’y asseoir pour respirer ou méditer, une pie téméraire, sûrement folle, me signifie sans ménagement, en jacassant, voire me harcelant, que ce petit parc existe sans moi, il n’a pas besoin de moi pour exister : j’y suis un intrus. Tout comme le monde existe sans l’homme, il n’a pas besoin de l’homme pour exister. Que l’homme mette la main sur le monde comme si le monde était sa chose alors que l’homme n’en est que l’hôte, que l’homme s’y conduise en intrus : les crises climatiques remettent brutalement l’homme à sa place ! Si elles échouent, une crise sanitaire s’en charge. Ce ne sont pas les mots des Écritures qui montent en mon cœur à ce moment-là.

[L’]homme, quand il aura traversé du regard le ciel, la terre, les mers et la nature en son entier ; qu’il verra d’où sont issues toutes ces choses et où elles doivent aller, quand et comment elles périront, ce qui est mortel et fragile en elles, ce qui est divin et éternel ; quand il saisira cela même qui en fixe la mesure et en exerce la direction, qu’il n’est lui-même plus limité aux murs d’une cité mais qu’il est citoyen du monde entier comme d’une cité unique, alors, (…) il prendra conscience de lui-même (Cicéron, De Legibus I 61).

Estimes-tu peut-être, toi, que savoir tout ce qui se passe dans notre maison ne concerne pas notre vie privée ? Or cette maison [est] le monde en son entier que les dieux nous ont donné comme demeure et comme patrie, pour que nous l’ayons en commun avec eux. Ce qui s’y passe nous concerne (Cicéron, De Republica I 19).

L’homme prendra conscience de lui-même dans le monde qui n’est pas sa chose car la nature du monde lui échappe à jamais.

La nature ne nous livre pas d’un coup le secret des choses du monde. Nous nous croyons introduits ; elle nous arrête à l’entrée » (Sénèque, Questions naturelles VII XXX 6).

S’il consent à être arrêté à l’entrée du monde, l’homme se mettra à le respecter. Et les paroles du psaume viendront à ses lèvres : « Les cieux chantent la gloire de Dieu » (Psaume 18). Il ne verra plus dans le monde une possession sienne mais le don que Dieu lui fait : un don dont il lui faut prendre le plus grand soin.

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